Cour d'Honneur [Mina]

J'ai enfilé un pull, trop long, qui me tombe sur les cuisses. Un vieux pull gris, effiloché, informe et presque décoloré.Un pull que je vais sacrifier. En peignant un mur. Pff... J'espère qu'il a pensé à prendre des pinceaux. Parce que je vais pas peindre avec les mains. Quoique.
Une chanson de Kamelot dans les écouteurs, mon mp3 enfoncé dans ma poche, je commence à fredonner. Aussitôt, je m'arrete. Bien qu'il n'y ai personne dans les couloirs, je n'ai pas franchement envie de me refaire convoquer par le proviseur ce mois ci si quelqu'un débarque. Deux engueulades par mois, ca fait trop.
J'arrive enfin dans la cour. Dommage, dans la nuit, mes cheveux se voient beaucoup- je suis blonde après tout. Mon short, noir lui, est invisible, et mes jambes ont l'avantage d'être bronzées. Au moins, on ne verra pas deux jambes diaphanes chaussées de baskets noires traverser la cour. Juste une ombre qui se dirige vers une autre qu'elle vient d'apercevoir. Une autre ombre bien plus grande et imposante, adossée à un mur. Portant un sweat lui aussi informe et trop grand, des pinceaux dans les poches-ouf- et un sourire moqueur. Pour changer.
Laissant échapper un faible soupir, je m'approche de l'ombre en question et la dévisage. Il faut vraiment que je me calme par rapport à ce sourire : il m'énerve au plus haut point.
-Bon alors, par où on commence ? Je peux prendre le rouge ?
Ma voix, en un murmure mélodieux, avait brisé le silence. Je retire un écouteur, sans pour autant mettre sur pause la chanson -cette conversation n'en vaut pas encore la peine.

Bon, si il souhaite. Je remonte mes manches, attrape le premier pinceau qui me tombe sous la main et le trempe jusqu'au manche dans la peinture, je le ressort, en met partout sur le sol ( eh oui, ça coule) avant de faire un grand trait vertical de tout ma hauteur. Pinceau à la main, je continue deux ou trois traits dans tous les sens, trace un grand cercle et fais deux croix à l'intérieur. Je lâche le pinceau, qui tombe par terre sans bruit. Reculant de quelques pas, j'admire mon oeuvre. Aie... j'ai du mal à me lâcher. En face de moi, sur le mur immaculé, on peut voir un grand stickman à la peinture rouge, avec deux croix à la place des yeux. Oups. Ca ressemble pas trop à la vidéo.

Il parait que je suis douée pour décrypter les gestes des gens. Que je suis capable à travers leurs faits de les comprendre, de découvrir leurs intentions. Mais là, les informations qui se bousculent dans ma tête en temps normal ne sont pas décidées à se montrer. Je ressens juste ce que tout personne ressentirait au même moment : une main chaude recouverte de peinture qui s'écrase sur mon visage, provoquant ma surprise et mon indignation. C'est toxique la peinture ! J'agrippe son poignet et décolle sa main de ma figure. Il rigole ce sal*ud en plus ! Il va voir... Remontant mes manches et disant adieu à mes ongles magnifiquement rouges, je trempe mes deux mains dans le premier saut que je trouve et les secoue dans sa direction. Avec un sourire carnassier, je m'approche ensuite et mets mes deux mains ruissellantes de peinture collante dans son cou, en profitant pour bien les essuyer dans ses cheveux. La peinture dégouline dans son dos et sur son torse, suivant la ligne de sa colonne vertébrale.

[ Je sais pas si c'est moi qui ai pas compris ce que tu as écris, mais Seiko est torse nu ]

[m*rde désolée, j'avais pas capté ^^ je rectifie donc]

La nuit vire d'un coup en une bataille acharnée à coup de peinture. Laissant tomber toute retenue, j'enlève mon pull et, en débardeur, continue de me faire assaillir de substance multicolore dégoulinante. Mais il n'est pas en reste. Le dos irreconnaissable sous les couches de couleur, les cheveux en bataille hérissés par la peinture séchée, il à l'air d'un monstre. Ou d'un psychopathe. Ou les deux.
Le sol est couvert aussi, ainsi que le mur - enfin le mur, c'était prévu. Des traces de pas, des taches, on dirait une scène de crime d'un polar mal tourné. C'est flippant. Mais bon, on s'amuse bien.
Il n'y a plus aucune partie de nos corps qui ne soit pas colorée. A part mes cheveux. A tiens, c'est vrai ça. Les siens sont pleins de peinture, et pas les miens. Alors qu'il s'approche pour une autre attaque, je lève le pouce.

-Deux secondes s'il te plait.

Souriant , je m'étire et attrape le pot de peinture bleue, rempli de toutes les couleurs suites aux éclaboussures. Je le lève au dessus de moi et, m'asseyant en tailleur, le retourne. Un flot de liquide me tombe sur la tête. Je ferme les yeux et la bouche, lâche le saut et attend. La peinture, intarrissable, suit les contours de mon front, mon nez, ma bouche. Elle descend lentement, froide et gluante, le long de mon dos, de mon cou, de ma poitrine. Lorsqu'elle touche le sol, j'essuie de mes mains mon visage, me renverse en arrière et part d'un fou rire, ne pouvant plus m'arreter.

[dur, dur d'écrire en écoutant Hakuna matata]

Je me laisse faire. Cela fait plus d'un an qu'on ne m'a pas enlacée ainsi. Qu'on ne m'a pas enlacée d'ailleurs. Je passe mes bras autour de sa taille, pose ma tête sur son torse (je suis pas assez grande pour son épaule) et inspire profondément. Il sent la peinture et la cigarette. Comme moi, surement. Ses bras refermés sur moi, je mes sens soudain protégée. Ici, ça ne m'était jamais arrivée. J'ai envie de rester là pour toujours, mais la nuit est déjà bien avancée. On n'aura pas chômé. Le serrant plus fort, je lève la tête, le fixe droit dans les yeux, et esquissant un sourire, je murmure :

-Merci.

"Quand tu veux..."; "Il va jamais oser" ; "quoique..."; "ferme la bouche abruti !"; "bon alors ca vient ?"; "ah bah quand même !";"pas mal..."
C'est fou tout ce qui peut nous traverser l'esprit en quelques secondes. Moi je crois que plus il y a de pensées, plus le moment que l'on vit nous tient à coeur, en bien ou en mal. Alors suivant cette hypothèse, je dirais que cette nuit est importante. Quand même.
En faisant abstraction de mes pensées parasites, je sens très bien sa main frôler ma joue, son souffle sur mon visage et enfin ses lèvres contre les miennes. Comme je sens très bien ses mains dans mon dos, les miennes autour de son cou, sa peau contre ma peau. Je lui rends son baiser avec joie, et me laisse aller contre lui.
La peine, le regret, la tristesse et la peur sont oubliés pour un instant. Un instant dans le noir.

Automatiquement, je me mets à fredonner. C'est une sorte de réflexe rassurant qui me vient par moments. Dans ces cas là, ne pas chanter me frustre. Une mélodie mélancolique, langoureuse et douce, s'échappe de mes lèvres en un murmure. Une mélodie sans paroles : elle n'en a pas besoin. Son rythme et ses notes suffisent. Pour moi en tout cas. Est-ce qu'il peut comprendre à quel point il est plus facile de laisser la musique s'exprimer à ma place ? Comme certaines choses sont dures à dire ? Les mots sont trompeurs, les interprétations peuvent être différentes. J'ai déjà vécu ça dans le passé.
Je frissonne malgré ses bras chauds autour de moi. Bien que relativement sereine, je ne peux m’empêcher de continuer à m'interroger sur ses actes et leur signification. Maudite école. Comment puis-je savoir le fond de sa pensée, ses sentiments si il se cache toujours derrière un sourire moqueur ? Comment puis-je continuer à chanter pour quelqu'un d'hypocrite ? C'est pour ça que je fredonne. Connaitre mes émotions l'inclinera peut-être à me dévoiler les siennes.

Une voix grave, vibrante et hésitante. Le son des larmes, de la douleur et de la sincérité. De la culpabilité aussi. Et beaucoup de colère. Ce que j'entends me fait peur. Tant de problèmes en une même personne, comment peut-il le supporter ? Qu'est-ce qui a pu lui infliger ça ? Je lève à mon tour ma main tandis que le silence se fait. La posant sur sa joue pleine de peinture, je commence à tracer des cercles du bout de mon doigt. Des cercles qui, petit à petit, se transforment en des coeurs. Mon ongle laisse des traces dans la peinture. Dire que ca fait plus d'un mois que je ne me ronge plus les ongles. A croire que je vais mieux. Il a à présent un gros coeur sur la joue gauche. Je le fixe, comme si mon regard pouvait le soutenir. Lui dire que je comprends. Ma main glisse, traçant la forme de son cou, de son épaule, de son bras. Je lui prends la main. C'est tellement dur... Depuis quand porte-t-il ses souvenirs ? Et l'Académie serait la solution ? Pff... Les gens s'en fichent pas mal des sentiments. Je parle en connaisseuse. Mes yeux se remplissent de larmes. Alors que il y a quelques instants je riais. Et l'hésitation dans notre regard. La peur de l'autre, de nous même. Présente. Je serre sa main de toutes mes forces. Mes larmes coulent sur la peinture, diluant les couleurs en train de sécher. Est-ce qu'on peut dire je t'aime ? Est-ce que je l'ai dit une seule fois dans ma vie ? Je me disais que je suis jeune, que j'ai le temps... Et bien non. Personne n'a le temps. Ca passe trop vite ! J'ai déjà raté trop de fois le bon moment pour refaire cette erreur. En 14 ans bon dieu ! Comment j'ai fait ? Peut-être que j'arrive à distinguer les gens, mais moi alors ?
Puis soudain le doute s'installe. Mais comment je peux le comprendre ? Ses problèmes, ses doutes, ses peurs... Ca se voit qu'il est bientôt majeur. Je ne suis même pas censée être au lycée. Comment je peux comprendre quoi que ce soit d'ailleurs ? Je suis une gamine enfermée depuis un an dans une école d'Etat. Vaut mieux pas savoir pourquoi en plus. Et pourtant lui il débarque, avec sa cigarette, son sourire moqueur et ses idées bizarres. Il me montre qu'il est sincère. Et je chante avec lui. Pour lui. J'en ai besoin j'en ai envie. Mais pourquoi ? Parce que je l'aime ?
Je lâche sa main.

- Que... Qu'est-ce qu'il y a ?

Je recule d'un pas, puis d'un autre jusqu'à trouver le contact froid du mur. Je me laisse glisser jusqu'au sol, fermant les yeux et m'obligeant au calme. Puis j'ouvre les paupières et mon regard retourne se poser sur lui. Il pleure. Comme ça on est deux. Je l'observe d'en bas. Il parait encore plus grand, mais avec ses joues pleines de larmes et de peinture, il a l'air d'un petit garçon perdu, qui n'a rien fait pour mériter ce qu'on lui a fait.
En vérité, j'angoisse. Bientôt le jour va se lever, la cour va se remplir et nous aurons cours. Et ensuite ? Je sais toujours pas comment il s'appelle, ni quelle est sa classe. Sa chambre ou sa spécialité, encore moins. Alors franchement, qu'est-ce qu'il va se passer ? Est-ce que je devrais rester avec l'espoir de l'apercevoir de temps en temps en sortant de cours ? Est-ce qu'il compte me donner des informations sur lui ? Je sèche mes larmes et durcit ma voix. Les paroles tremblotantes, très peu pour moi.

-Et maintenant ? Que comptes tu faire ?

Il est surpris. Il croyait peut-être que j'allais me lancer sur un monologue sur ma vie. Aucune chance, je n'aime pas trop parler. Surtout pour raconter un truc aussi inintéressant que ma vie. Finalement, par peur d'avoir eu un ton un peu trop agressif, je me relève. Je me hisse sur la pointe des pieds et sèche ses larmes du bout de mon index. Un certaine tendresse m'envahit soudain, la panique se lit dans ses yeux. Dans un dernier effort pour l'apaiser, je dépose à mon tour un baiser furtif sur ses lèvres. Mes pieds touchent à nouveau le sol lorsqu'il me répond.

- Je voulais te raccompagner à ta chambre, t'embrasser pour te dire bonne nuit et te demander si tu voulais bien qu'on se revoit demain.

Ca paraissait logique. Et ça ne m'avait pas effleuré. J'ai quelques trucs à régler avec moi même, on dirait. Pour éviter à l'avenir de dire des choses inutiles de ce genre là. Cela faisait longtemps qu'on ne m'avait pas prise au dépourvu. Très, très longtemps. J'en bégayais.

-Ah... Ah bon... C'est pas mal comme plan je trouve.

Je souris. Mes yeux pétillent à nouveau. Je pose mes mains à plat sur son torse, les doigts écartés, les pouces qui se touchent. Une idée m'a traversé l'esprit, et j'en ris d'avance. Je fais glisser mes mains jusqu'à ses côtes, et tapotant de mes doigts sa peau couverte de peinture, je lance :

-Tu sais, monter sur le toit du bâtiment n'est pas bien compliqué...

[Seiko ? Es tu encore en vie ? Ou dois je annoncer ta mort par inspiration de vapeurs toxiques ?]